Ma vie devant un écran | Martin Winckler
La chronique du Lundi
dans
bosser n’importe où
par Martin Winckler

Passer sa vie devant son écran, est-ce que c’est mauvais pour la santé ?
À vrai dire, je n’ai jamais étudié le problème de près. Mais comme je passe ma vie à travailler devant un écran – quand ce n’est pas celui d’un ordinateur, c’est celui d’une télévision – je pense que je peux donner tout de même quelques réponses de bon sens.
D’abord, je me situe : je suis médecin et écrivain, mais en temps effectif, je passe plus de temps à écrire qu’à exercer la médecine. Il m’arrive de travailler douze à quinze heures par jour sur mon PC (oui, je suis PC, pas Mac…) depuis maintenant plus de dix ans. Mais j’ai eu des ordinateurs (monochromes d’abord, et sous DOS !) à partir de 1989, on peut donc dire que je fréquente ces belles bêtes depuis seize ans et ceci, de manière assidue.
Qu’est-ce qu’on raconte comme horreurs sur le fait de bosser devant un écran ?
« Ça fatigue les yeux »
Et peut être bien au point (dit la « sagesse » populaire) de rendre aveugle, déclaration qui reproduit à s’y méprendre les idées reçues qu’on racontait sur les dentellières, ravaudeuses et autres couseuses du temps jadis. Travailler de ses yeux n’a jamais rendu aveugle. En revanche, une cataracte (opacification du cristallin qui peut toucher tout le monde, mais plutôt après 50 ans) ou un décollement de la rétine (qui menace surtout les personnes qui souffrent d’une myopie importante), ça peut faire grandement diminuer la vue. Mais le fait de travailler sur un écran n’y change rien. La luminosité peut évidemment donner des maux de tête, mais on règle ça très vite en appuyant sur les boutons de réglage de l’écran et en ne se plaçant ni face ni dos au soleil – une lumière du jour latérale, une lumière artificielle verticale, c’est bien mieux. Une chose est sûre, quand on n’y voit plus très net (ça m’est arrivé il n’y a pas longtemps), c’est qu’il est temps de revoir la puissance de ses verres ou de ses lentilles. La myopie peut ne pas progresser, mais à partir de 40-45 ans, la presbytie s’installe et ça change beaucoup la netteté des lettres à l’écran (n’oubliez pas de régler la taille des caractères, ça aide…). Si vous vous êtes mis à l’ordinateur récemment et avez mal au crâne après une heure d’écran seulement, allez voir un ophtalmo. Vous avez peut-être un astigmatisme passé inaperçu. Ce n’est pas grave, mais vous aurez besoin d’une correction (visuelle).
« Ça fatigue le dos ».
Oui, bien sûr, si on est mal assis. Donc, ce n’est pas l’ordinateur qui est en cause, mais le siège et la position par rapport au plan de travail. Il n’y a pas de siège ni de configuration « idéale », parce que ça dépend des gens : certains préfèrent une chaise dure, d’autres rembourrée, d’autres préféreront un siège sans dossier, etc. Ce qui me paraît toujours souhaitable - pour des raisons purement anatomiques -, c’est que les coudes soient un peu plus haut (ou au moins à la hauteur) que le plan de travail, afin que les avant-bras et les mains « reposent » sur le clavier. Comme quand on joue du piano. Si vous êtes bien assis, même après plusieurs heures de travail, vous n’avez mal nulle part. Tout au plus êtes-vous un peu « raide », ankylosé… mais pas plus que si vous étiez resté assis dans un fauteuil à regarder la télé.
Les radiations des écrans, c’est peut-être bien dangereux !
Il en va comme des micro-ondes des téléphones cellulaires. Théoriquement, avec certains écrans (plasma) c’est possible (ça chauffe…), mais à courte distance seulement (un ou deux centimètres). Or, on ne travaille pas le nez sur l’écran. Je n’ai rien lu d’inquiétant dans les revues médicales, pourtant très promptes à diffuser ce genre d’information. Et depuis le temps que les écrans cathodiques existent (soixante ans, en comptant la télévision) je pense que si le rayonnement des moniteurs entraînait des tumeurs de la peau par exemple, on le saurait. Les lampes à ultraviolets, en revanche, oui ! Donc, pas de bronzage artificiel entre les heures de bureau.
Le bruit, alors ?
Oui, certainement, mais probablement moins que le fait d’écouter son walk/discman à fond la caisse.
Bon alors, qu’est-ce qu’il reste ?
Les jambes. Quand on a des varices (de grosses veines sur les jambes), le fait de rester assis longtemps fait gonfler les pieds. Comme pendant un voyage en avion. C’est mon cas, alors j’ai des chaussettes qui montent très haut (jusqu’au genou) et serrent un peu, mais pas trop. Et je me lève régulièrement pour aller vous faire un café, ou un thé, ou boire un verre de jus de fruits ou un verre d’eau.
Le principal inconvénient que comporte le fait de bosser des heures devant son écran, à mon humble avis, c’est que ça favorise l’embonpoint parce qu’on reste assis sans bouger (ou presque). Autrement dit : il vaut mieux éviter de grignoter pendant qu’on travaille, si on veut pouvoir continuer à enfiler ses vêtements.
Bref, pour répondre à la question initiale (est-ce que c’est mauvais pour la santé ?) il n’est pas inutile de faire appel au bon sens. Travailler sur un écran plusieurs heures par jour est pénible lorsque :
- on est forcé de le faire et on n’aime pas ça ;
- on fait un boulot ennuyeux ;
- on est mal assis ou mal éclairé ;
- on a horreur de rester assis tout le temps ;
- on travaille avec du matériel qui tombe en panne tout le temps ;
- on a des collègues de bureau ou un petit chef (ou une famille) insupportables, etc.
Ça ne peut, néanmoins, jamais être considéré comme un travail de force. Une femme de ménage, un ouvrier du bâtiment, un OS dans une usine font un boulot plus fatigant, moins gratifiant (le plaisir, ça compte et l’ordinateur offre de multiples possibilités d’évasion sur place) et beaucoup plus dangereux que de tapoter sur un clavier.
Quand (c’est mon cas) on travaille chez soi, quand on fait un boulot qu’on aime, quand on n’a pas à faire des kilomètres pour aller travailler, quand on peut s’organiser comme on veut – et donc s’arrêter quand on veut et quand on est son propre patron, travailler sur écran n’est pas pénible. C’est un plaisir et même, je peux en témoigner, une énorme liberté. Pour donner un ordre de grandeur : depuis que j’ai acquis mon premier ordinateur, j’ai publié trente-cinq bouquins et des centaines d’articles — Ndr : postface écrite en décembre 2005. Depuis Martin a pas mal publié…! —. Pour la plupart (les trente derniers…), ils ont été écrits depuis 1993, après que j’ai cessé d’être médecin à temps plein et suis devenu traducteur et écrivain travaillant à domicile. Une demi-douzaine de ces bouquins (La Maladie de Sachs, Les Trois médecins, Contraceptions mode d’emploi, en particulier) ont eu beaucoup de succès, tous ont été lucratifs et m’ont aidé à entretenir une famille de… huit enfants. Alors je peux dire que passer ma vie devant un écran, ça n’a – jusqu’ici – pas été mauvais pour ma santé. Ni pour la mienne, ni pour celle de ma famille.
Cet extrait est tiré de Comment travailler chez soi… | Le site de Martin Winckler