Travailler sans les autres ?
Danièle Linhart
dans
bosser n’importe où |
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par Jean-Christophe Courte
Ce livre a été une excellente occasion de me replonger dans des univers que j'ai rencontrés dans une vie antérieure, une époque où je bossais comme intérimaire dans des entreprises qui m'employaient pour des durées déterminées. Et par extension, dans des réalités que je n'ai pas toujours croisées mais avec lesquelles je me sens en phase, tant par mon expérience personnelle que par des échanges avec des anciens ou des gens de rencontre, par mes lectures. Je suis pourtant rentré à reculons dans ce texte avant d'y retrouver des points de convergence. Ceux qui éclairent en partie les faits que nous retrouvons dans les informations télévisuelles.
En vrac…
Où est l'esprit de groupe, l'esprit d'équipe — ambiance quasi familiale — qui soudait alors les individus…? Qui prend désormais le temps d'expliquer au petit nouveau la tache qu'il va endosser, de mettre cette tâche en perspective avec les autres…? Où se cachent les synergies qui permettaient de travailler d'abord pour le reste de l'équipe…? Permettre aux acteurs suivants de la chaîne de bénéficier de la meilleure qualité des opérations faites en amont…? Quid des quelques minutes en fin de journée à discuter ensemble sur un point précis à améliorer en prenant un verre avant de rentrer chez soi…? Ou est l'esprit de corps, d'entraide…? Ou est passé le sentiment d'avoir été utile au client, à l'usager…? Ou se planque la fierté de travailler pour une boîte, de se sentir "corporate", fier d'appartenir à une équipe performante et soudée…? Pire, qui prend le temps d'écouter les plaintes des corps, les améliorations possibles sur les chaînes ou dans les process de production…?
Il y a tant à dire — et l'auteur de couvrir le privé comme le public dans cette enquête fort intéressante — sur le terrain qui prend en compte une foule de témoignages dans des univers différents. Pour finir par montrer le côté quasi schizophrène des demandes faites aux employés.
La modernisation se déploie dans un contexte d'intensification du travail où on demande toujours davantage aux salariés sans leur donner nécessairement plus. On leur demande d'aller plus vite mais aussi de travailler mieux, c'est-à-dire d'assurer des contrôles de la qualité, d'être polyvalent et polyfonctionnel. Mais on ne met pas toujours en œuvre les moyens adéquats, ni les effectifs suffisants. On ne leur donne pas la possibilité de négocier leurs missions, et on les consulte rarement sur l'organisation de leur travail. On ne leur donne pas non plus la reconnaissance qu'ils pourraient attendre sur le plan matériel, professionnel et symbolique. Leur adhésion, pourtant est considérée comme indispensable.
Sans oublier la peur…
La peur est omniprésente, elle est ressentie sur un mode individuel, tel un étrange Janus à deux têtes. Peur “de ne plus avoir de travail et en même temps d'avoir trop de travail" comme l'explique un chef d'équipe. Les deux étant liés par le fait que, avec des tâches parfois démesurées, on risque de ne pas pouvoir bien les faire et de perdre son emploi.
Bref un livre implacable à lire sur les causes profondes du malaise au travail, ce travail sans pitié qui demande de plus en plus de sacrifices dans son emploi comme dans sa propre vie privée.
Précarisation de la vie au travail (même si l'emploi est dit stable), avec la peur de ne pas parvenir à relever tous les défis, avec un sentiment permanente de vulnérabilité ; précarisation de la vie privée et familiale qui est enrôlée dans ce combat jamais gagné ; précarisation citoyenne, car chacun peut être contraint, pour faire ses preuves au travail, à ses propres yeux comme à celle de sa direction, de piétiner ses propres valeurs morales.
La lecture de ce livre passionnant ne changera malheureusement pas grand-chose — car ce ne sont pas les principaux acteurs qui le liront — sauf à réduire un peu cette méconnaissance collective exprimée par Pierre Bourdieu.
Travailler sans les autres ?
Danièle Linhart
Collection "Non conforme"
Seuil
9782020983792 | 16 €

Note(s) de lecteur(s)…
Jean-Christophe, le boss de Clicit, ajoute…
Thème passionnant, apparemment très bien traité. Le livre semble être dans un très petit format, et peut-être un peu difficile à lire lorsque la vue commence à fléchir…
En tout cas, je note pour ma part que le divorce entre l’esprit corporate et l’individu est une vraie difficulté, et que nombre de cadres moyens que je rencontre (ingénieurs, commerciaux), quittent le système pour retrouver du sens. Je suis persuadé qu’au bout du compte, les marques qui s’imposeront auront su développer cet esprit qui permet de faire que le talent collectif est plus grand que la somme des talents individuels. Je remarque enfin que la notion d’entreprise « à taille humaine », ces milliers de PME constellant le paysage économique, cultivent naturellement cet esprit de corps, surtout en période de crise.
Non, le texte est assez gros (pour mes yeux fatigués, ça marche sans souci)… Ce qui me permet de rebondit sur ce point, ajouter un critère de facilité de lecture optique dans urbanbike, loin d'être idiot…
Un peu de mal à rentrer au départ dans ce livre mais, une fois l'intro passée, on se fait peur en pensant à nos propres mômes qui vont débarquer dans ce système qui risque de les broyer assez efficacement.